conseil

Lorsque au soleil couchant les rivières sont roses

Et qu’un pâle rayon court sur les champs de blé,

Un conseil d’être heureux semble sortir des choses

Et monter vers nos cœurs troublés.

Un conseil de goûter le charme d’être au monde

Cependant qu’on est jeune et que le soir est beau,

Car nous nous en allons comme s’en va cette onde,

Elle à la mer, nous au tombeau.

Paul Bourget.

David Farreny, 3 juil. 2005
choisi

J’ai hésité entre reprendre la plume et maçonner et, lâchement, choisi les obtuses fatigues du terrassement.

Pierre Bergounioux, « dimanche 19 mai 1991 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 44.

David Farreny, 20 nov. 2007
frontière

Rien d’autre que l’atmosphère des rues au plus mauvais moment de la nuit, celui qui précède l’approche de l’aube en automne, — cette espèce de suintement sur les plaques de fonte, cette sueur froide des parcs, des murs de briques. Derrière la gare d’Euston, il y a des volutes de vapeur blanche qui se traînent dans la nuit sur les toits bas. Les ouvriers qui sont descendus de l’autobus ont disparu par là ; je suis seul avec le receveur — un très vieil homme qui chantonne, assis non loin de moi. Ce n’était pas l’heure des premiers journaux encore, mais la frontière était passée entre hier et aujourd’hui : hier, j’étais sorti de ma chambre, j’avais longtemps marché, j’avais rencontré quelqu’un, — j’avais failli tomber de fatigue, et il faisait très froid ; c’était peu de temps avant cette frontière ; on la passe en dormant d’habitude ; toutes les maisons s’alignent comme des trains endormis pour traverser la frontière dans un grand silence, moi j’avais trouvé cet autobus, et j’avais dormi finalement, comme tout le monde, — dormi très peu de temps, mais tous les réveils se ressemblent, ils sont tous de l’autre côté de la frontière.

Henri Thomas, La nuit de Londres, Gallimard, pp. 116-117.

David Farreny, 7 août 2009
lubrifier

Le souci des peintres hollandais, ce n’est pas de débarrasser l’objet de ses qualités pour libérer son essence, mais bien au contraire d’accumuler les vibrations secondes de l’apparence, car il faut incorporer à l’espace humain des couches d’air, des surfaces, et non des formes ou des idées. La seule issue logique d’une telle peinture, c’est de revêtir la matière d’une sorte de glacis le long de quoi l’homme puisse se mouvoir sans briser la valeur d’usage de l’objet. Des peintres de nature morte, comme Van de Velde ou Heda, n’ont eu de cesse d’approcher la qualité la plus superficielle de la matière : la luisance. Huîtres, pulpes de citrons, verres épais contenant un vin sombre, longues pipes en terre blanche, marrons brillants, faïences, coupes en métal bruni, trois grains de raisin, quelle peut être la justification d’un tel assemblage, sinon de lubrifier le regard de l’homme au milieu de son domaine, et de faire glisser sa course quotidienne le long d’objets dont l’énigme est dissoute et qui ne sont plus rien que des surfaces faciles ?

L’usage d’un objet ne peut qu’aider à dissiper sa forme capitale et surenchérir au contraire sur ses attributs. D’autres arts, d’autres époques ont pu poursuivre, sous le nom de style, la maigreur essentielle des choses ; ici, rien de tel, chaque objet est accompagné de ses adjectifs, la substance est enfouie sous ses mille et mille qualités, l’homme n’affronte jamais l’objet qui lui reste prudemment asservi par tout cela même qu’il est chargé de lui fournir. Qu’ai-je besoin de la forme principielle du citron ? Ce qu’il faut à mon humanité tout empirique, c’est un citron dressé pour l’usage, à demi pelé, à demi coupé, moitié citron, moitié fraîcheur, saisi au moment précieux où il échange le scandale de son ellipse parfaite et inutile contre la première de ses qualités économiques, l’astringence.

Roland Barthes, « Essais critiques », Œuvres complètes (2), Seuil, pp. 284-285.

David Farreny, 12 sept. 2009
mémoire

– J’arrive ! hurla-t-il.

C’étaient ces voix exigeantes, toujours les mêmes, dont les sonorités lui perçaient la mémoire jusqu’aux couches les plus primitives, jusqu’à la strate première de sa naissance et même avant, jusqu’à la période du dortoir, quand ses grands-mères manipulaient sa forme embryonnaire et feulaient au-dessus de lui pour lui transmettre leur vision du monde.

Il écarta le rideau, il sortit. Il se tint sur le seuil pendant cinq minutes, massif comme un yack.

— J’écoutais un quatuor de Baldakchan, dit-il.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 178.

Cécile Carret, 3 oct. 2010
sol

L’histoire n’est pas un sol pour le bonheur. Les temps du bonheur en sont les pages blanches.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, Vrin.

David Farreny, 20 janv. 2011
cerveau

Heureusement voici Dino Egger avec son 109) échelle de corde ! Ah ! le pitre ! Merci la science ! Certes, il a le front proéminent, il y en a des cellules amalgamées sous son crâne bulbeux. Quel cerveau ! On en mangerait ! Des circonvolutions comme pour gravir l’Everest à bicyclette. C’est gris, c’est rose, ça bat, ça tremble, ça vibre, ça flageole, c’est incontestablement parcouru de pensées fulgurantes. Nous allons nous électrocuter si nous y touchons, prudence. Mais je n’y mettrai pas les doigts, aucun risque. Me dégoûte un peu, la grosse éponge à songes.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 113.

Cécile Carret, 18 fév. 2011
coin

C’était un petit établissement d’angle, avec deux tables sur le trottoir. Entre les rares voitures qui passaient, on entendait le bruit d’un torrent. Un type est venu s’asseoir à l’autre table, il a commandé un café. Pendant un moment, il n’y a eu que lui et moi dans ce coin de village. Je me suis demandé s’il entendait le bruit du torrent, s’il l’écoutait. Il avait l’air passif. Il n’avait pas de bagage avec lui, pas de porte-documents, pas de sac à dos, il était habillé de façon neutre, comme moi – j’étais parti un peu vite. Je me suis dit qu’il devait sortir de sa voiture, lui aussi. Il avait le nez gros, l’œil aiguisé, de temps à autre il se passait un index sur les lèvres, à l’horizontale. La cinquantaine, peu de mâchoire. J’ai tenu un quart d’heure comme ça, puis c’est devenu insupportable.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 15.

Cécile Carret, 26 sept. 2011
pourvoirons

Il fut un temps, camarades,

où nos pieds enfonçaient dans la terre comme le fer à charrue,

la sève nous prenait pour un arbre, y montait

les oiseaux nous prenaient pour des toits, s’y nichaient,

et la femme venait à nous, nous prendre la semence

pour en faire je ne sais quoi —

Étions-nous donc des dieux ?

Il fut un temps, camarades,

où le sanglot des hommes monta jusqu’à nos reins

le fruit était-il donc véreux ?

le mal était-il incurable ?

Ah, il fallait jeter des ponts sur les rivières

arracher le secret aux herbes, aux entrailles

des choses —

inventer, oublier des quantités de choses !

Si ce monde est mauvais que de mondes

à naître ! Nous y pourvoirons.

Il fut un temps, camarades,

où nous nous sommes usés au monde,

où nos regards en y entrant se sont tordus comme clous

la vieillesse, la solitude,

savez-vous ce que c’est ? et l’affreuse nouvelle

qu’on meurt sur les saisons ?

Allez, allez, il faut s’agripper à la vie !

Et la vie s’est effondrée comme un plancher pourri

et la noce des jours est tombée dans la cave

avec ses musiciens aveugles…

Je ne songeais pas, camarades,

qu’un jour nous referions ce voyage d’Ulysse

les bourses vides. Il fut un temps

où nous ne songions pas que notre soif des hommes

et notre soif d’éternité

ne feraient plus qu’une poignée

de fiente, à peine chaude

— d’oiseaux.

Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, pp. 68-69.

David Farreny, 21 juin 2013
signes

Le corbeau gesticulait, de profil, à l’extrémité de l’un des rameaux, l’arrondi d’un fruit au bec – le jardin était parsemé de fruits tombés de toute provenance, morceaux de mangue, de lychees, de kiwis –, les ailes ébouriffées et entremêlées, pliées, plissées, élancées de maintes façons, comme s’il en avait bien plus que cette seule paire, ou bien y avait-il plusieurs corbeaux, là à la fois en tas ? à se manger les plumes les uns les autres ?

« Corbeau, viens et parle. » Et le corbeau arriva de la couronne de l’arbre et atterrit sur la table du jardin à côté du livre ouvert et du café Blue Mountains, d’abord de la tête et des ailes il fit une série de signes muets puis il dit : « … »

Lorsqu’il s’envola, à sa place, sur la table une grosse larve faisait le gros dos. Il puait du bec et avait des taches claires à la tête. « Allume enfin la mèche ! » avait-il dit entre autre et quelque chose comme l’extrémité d’une mèche était apparu à côté du jeu de fléchettes rouillé depuis longtemps – il l’alluma comme il lui avait été ordonné. « Et coupe le pain à la main, pas à la machine ! » Et véritablement, lorsqu’il fit comme on lui en avait donné l’ordre, il lui sembla trancher le pain du petit déjeuner pour d’autres.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 60.

Cécile Carret, 21 juil. 2013

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer